Jean-Marc Huitorel

À la limite.

 

 

 

Préhistoire.

L’œuvre de Marcel Dinahet, telle qu’aujourd’hui il est possible d’en esquisser une manière de bilan, trouve ses véritables fondements dans la seconde moitié des années quatre-vingt, sous la forme d’une rupture assez radicale avec ce à quoi il s’adonnait jusque-là, à savoir les dernières traces de l’enseignement qu’il tenait de ses maîtres, tous sculpteurs “ classiques ”. Une première inflexion apparaît dès 1984 dont on peut encore voir un exemple dans le parc du Domaine départemental du Dourven (Côtes d’Armor). On dirait une hutte primitive, une sorte de borie sans entrée, une architecture qu’on aurait transformée en sculpture.  L’élévation est composée de sortes de galettes d’argile pétrie à la main puis stabilisée. D’autres pièces, conçues en 1985, seront installées durant l’été 1990 dans le parc et sont encore visibles aujourd’hui. "Les sculptures sont toujours construites autour d’un axe, c’est une constante dans mon travail (...). Dans la structure d’argile stabilisée, j’ai incrusté, par endroits, des fils d’acier inoxydable qui viennent d’un univers totalement différent et qui dessinent de petites spirales sur les sculptures. Ce sont des motifs qui reviennent dans mon travail depuis très longtemps sans que je connaisse vraiment leur origine jusqu’à ce que je découvre que je les avais vus sous l’eau en plongée sous-marine. Ces spirales sont le résultat du travail accompli par des vers marins appelés des serpules. Cette découverte a été déterminante pour l’évolution de mon travail qui s’est accéléré à partir de ce moment"[1]. Pour le moins. On verra, en effet, comment cette question de l’axe perdurera au-delà même de l’abandon de la sculpture en tant que telle et comment l’idée d’une interface terre/mer va peu à peu s’imposer. Dans cette même exposition de 1990, organisée par Danièle Yvergniaux, une autre pièce apparaît, dont on s’aperçoit aujourd’hui à quel point elle fut fondatrice. Il s’agit d’un collier de ces mêmes galettes en argile stabilisée que Dinahet enfile sur la pointe d’un rocher battu par la mer. Nous sommes là en présence du premier exemple d’une sculpture fortement mimétique, caméléonesque, destinée au contact de l’eau, soumise à son travail et inscrite dans un processus de disparition, ce qui n’a pas manqué de se passer. Il faut dire qu’à cette époque, et depuis quelque temps déjà, Marcel Dinahet immerge de petites sculptures noir et blanc, constituées de sable sombre stabilisé et d’amalgame de coquillages blancs, puis les abandonne au monde de l’eau comme "des réceptacles pour accueillir la vie végétale et animale sous-marine"[2]. Ces objets évolutifs, capteurs d’empreintes et de sédiments peuvent se lire, recul pris, comme une forme archaïque de l’appareil photographique et de la caméra, matériels dont l’artiste ne va pas tarder à se servir. L’immersion comme la visite régulière des sites d’accueil se font sinon dans le secret du moins dans la discrétion (seuls quelques amis plongeurs sont dans la confidence), comme si la rupture avec tout ce qui précède l’effrayait lui-même ou, à tout le moins, exigeait un minimum de prudence.

 

 

 

Le grand plongeon.

Pendant l’été 1991, Jérôme Sans, invité à concevoir une manifestation d’art en divers sites du département des Côtes d’Armor[3], propose à Marcel Dinahet de présenter une œuvre dans le hall de la gare maritime de Saint-Quay-Portrieux. Le dispositif comprend un moniteur vidéo installé dans une cabine en métal. L’image : des sculptures de l’artiste déposées au fond de l’eau et filmées. Le son : la respiration du plongeur le passage de l’oxygène de la bouteille au masque ; étrange et dérangeant comme dans un stéthoscope posé sur le ventre d’une femme enceinte. Cette impression intra-utérine s’amplifie par la clôture de la cabine, par l’effet du corps doublement enfermé : au fond de la boîte, au tréfonds de la mer. Tout est là, d’emblée proposé à un public interloqué, sous la forme d’une rupture radicale, d’un total changement de point de vue, d’attitude, de méthode, et, dirait-on, de médium. Certes, il subsistait là des traces de l’objet sculpté tel qu’on pouvait l’appréhender sur le sol de la galerie, dans un matériau proche des élévations du Dourven et plus encore de ce collier posé à la pointe du rocher. La relative continuité que nous nous autorisons à poser aujourd’hui ne doit cependant pas masquer ce que, plutôt qu’une rupture, je nommerais le véritable point de départ de cette œuvre qui, pour s’être tardivement affirmée, atteint presque instantanément son seuil de maturité. Dès lors, on associera le travail de Marcel Dinahet à la plongée. Ce sera l’artiste-plongeur comme il y a les artistes-marcheurs. Pourquoi pas ? Il convient cependant, si l’on veut cerner au plus près la singularité de sa démarche, d’essayer de montrer en quoi la plongée sous-marine caractérise ce travail sans l’épuiser et comment Dinahet s’inscrit dans une certaine lignée d’attitudes contemporaines vis-à-vis de la nature en même temps qu’il s’en distingue radicalement.

Plonger, filmer ou photographier, fût-ce en maintenant la présence de l’objet, en l’occurrence une sculpture, c’était s’engager dans un processus de dématérialisation de cette même sculpture dans sa forme traditionnelle, c’était la ramener dans une logique d’image, fût-elle (cette image) présentée au sein d’un dispositif qui, lui, relevait entièrement de la construction, voire de l’architecture. Dans ces conditions, si sculpture il y avait encore, il fallait la chercher non plus dans le seul objet immergé et traduit en image mais plutôt dans l’ensemble du dispositif de l’exposition. Et cependant, convient-il encore de parler ici de sculpture ? Cette cabine, ainsi que les différentes solutions que l’artiste adoptera ensuite (baraque de chantier, silo à grains, container de transport aérien, etc), se comprennent plus justement comme des lieux d’expérimentation physique, que ce soit sous une forme d’immersion ou comme des instruments de vision. À l’expérience physique de l’artiste, correspond un engagement du corps du spectateur, car, étrangement, en renonçant à la primauté de l’objet-sculpture, Marcel Dinahet déplace toute l’énergie du geste vers la pure présence du corps en action. Dans ses premières vidéos, la caméra tourne autour de la sculpture immergée qui fait ici fonction d’axe, cet axe dont l’artiste a jadis souligné l’importance. Ainsi l’espace délimité autour de ce repère s’obtient au cours d’une lutte constante entre le corps et les multiples résistances ou contraintes que constituent la pression de l’eau, la force du courant, tous les obstacles animaux ou végétaux qu’il rencontre par dix mètres de fond. L’image, pour une bonne part, est le résultat de cette double force "poussée/résistance", c’est en quoi elle relève autant de la performance que de la sculpture. Mais elle relève aussi, tout simplement de l’image, d’une image sans cesse différée, médiatisée, pensée. En effet, Marcel Dinahet ne se contente pas de transférer ce qu’il filme de la caméra vers le moniteur. L’image résulte le plus souvent, au moins dans les premières années, de plusieurs opérations destinées à en réduire le mimétisme et qui consistent principalement à refilmer l’écran sur lequel elles sont diffusées afin d’obtenir ce tramage qui agit comme un filtre en contrepoids de l’immédiateté physique du tournage. On y perçoit cependant, selon les endroits où l’artiste plonge, ces variations de lumière et de flore, ce qu’il appelle “ les matières d’eau ” et qui sont comme les couleurs géographiques d’une œuvre nomade. Ce nomadisme va d’ailleurs, et très rapidement, constituer le cœur même du travail par la combinaison des concepts de déplacement et de frontière, nous y reviendrons en détail.

 

 

Contexte.

En cette fin des années quatre-vingt où l’œuvre de Marcel Dinahet apparaît, les questions relatives au paysage, aux interventions dans et avec la nature, commencent déjà à perdre de leur actualité, à quelques exceptions près. Quant au Land Art à proprement parler, il appartient déjà à l’histoire. Si l’on écarte toutes les œuvres aimablement décoratives, toutes les interventions "bien senties", toutes les sournoiseries qui, récupérant à leur profit certaines ouvertures de l’art des années soixante, ont continué à faire de la sculpture presque comme avant mais "outdoor", sans parler des divers bricolages post-baba-cool, que reste-t-il ? Rien ou pas grand-chose dont la nature serait de quelque manière la question ou la matière. Rien hormis les gestes fondateurs des land-artists historiques auxquels il convient d’ajouter ceux-là qui marquèrent toujours leur différence avec les Américains : les marcheurs anglais, Richard Long et Hamish Fulton. Non qu’il n’y eût pas depuis des artistes de valeur mais l’erreur fut sans doute de les fédérer sous le thème de la nature, non-concept fourre-tout s’il en est, tout juste bon à servir de prétexte à quelques expositions approximatives et brouillonnes. Il est intéressant de remarquer que Marcel Dinahet appartient à la même génération que Long et Fulton bien que l’émergence de son œuvre soit postérieure de près de vingt ans à celles des Anglais. Et ce n’est pas parce que les uns marchent et que l’autre plonge que cela autorise les rapprochements intempestifs. Long et Fulton, comme les Américains Smithson, Heizer ou De Maria sont des artistes conceptuels ; Marcel Dinahet en aucun cas, quand bien même, comme le souligne Hervé Régnauld, son travail, en aval, peut déboucher sur des propositions conceptuelles. Marcel Dinahet n’est pas un artiste conceptuel en cela qu’il use de l’idée de programme de manière singulière et discontinue. Quand il établit la liste de ses futures interventions, pour les Finistères par exemple, il travaille très précisément à partir de cartes et, d’une certaine manière, il s’agit bien d’un programme mais dont l’intentionnalité est beaucoup plus flottante que celle de Richard Long. Loin de Dinahet l’idée de l’objet à construire, de la photographie à réaliser, mais plutôt l’abandon à l’inconnu. Le programme, chez lui, n’est que ce cadre minimum dans lequel il va évoluer, aviser, errer, se mettre en danger, risquer le déséquilibre constant, surfer sur une vague qui est sa ligne de vulnérabilité. Mais il faut ajouter ceci : la démarche intuitive, sensitive (plutôt que sensuelle) qui est celle de Dinahet ne s’applique pas aussi directement et évidemment qu’on pourrait le croire à la nature, quand bien même elle constitue son cadre, le milieu de son exercice, la matière principale de ce qu’il donne à voir. Ce que Marcel Dinahet interroge, plus que la nature, c’est la notion de limite et de frontière, l’idée d’espace de jonction, la butée, les interfaces. Plus précisément encore, la limite que Dinahet teste et expérimente, c’est le contour même de cela qu’on appelle l’art. Le territoire de l’artiste est moins un espace naturel en soi que l’espace naturel comme métaphore du champ qui est le sien, celui de l’art. En cela il rejoint les préoccupations des land-artists historiques ; en cela aussi il appartient définitivement à l’époque au sein de laquelle il œuvre, cette époque dont l’une des préoccupations majeures est précisément, non plus la définition de l’art mais bien l’inlassable recherche des occurrences de sa circonscription.

 

 

 

Sans objet.

Dès 1993, Marcel Dinahet renonce à façonner les objets qu’il immerge au profit d’un simple galet (sculpture naturelle, poncée par l’eau et le vent dans l’atelier cosmique qu’est cette plage des environs du Cap Fréhel) qu’il promène de fonds en fonds, au fil de ses déplacements, entre Portugal et Cap Cerbère, entre Sète et Vassivière. Le galet est enserré dans un cordage puis dans un croisillon métallique qui lui servent de poignée. Ainsi, après avoir séjourné un temps dans les mers de Bretagne, il transporte sa mémoire bretonne vers les eaux du Sud, il se charge à nouveau de cette réalité pour poursuivre l’errance au fond d’un lac du centre de la France. Cette déterritorialisation permanente correspond en fait à la dématérialisation progressive de la sculpture dont la première immersion fut l’acte fondateur et dont la vidéo confirme la nécessaire disparition. Certes le galet constitue, un temps, ce lien qui l’attache à l’ancienne tradition de la sculpture héritée de ses maîtres mais on le voit bien, c’est devenu comme un souvenir, un grigri un peu dérisoire dont on hésite à se séparer et que l’on gratifie d’un coup d’œil, d’un regard attendri quand le tumulte de la vie en laisse le loisir. C’est en 1995 que s’opère la bascule. Les vidéos qu’il réalise en Sicile, au Portugal mais aussi dans la Dombe, cette zone de marais au nord de Lyon, montrent autre chose que l’univers sous-marin, quand bien même elles continuent, à l’occasion, de l’explorer. La caméra capte à présent des images de la réalité environnante, la montagne qui domine la mer, un bulldozer qui nettoie la plage, des bâtiments conventuels, des promeneurs, la végétation du dessus. La bande-son, également, change. Ici, un cantique échappé de l’église, là, le commentaire d’un match de football saisi d’un autoradio voisin. Et c’est le pare-brise de la voiture qui remplace la vitre du masque de plongée. Est prise en compte non seulement la réalité aquatique mais aussi tout ce que l’on traverse avant d’y accéder et qui en signale l’approche. De la ronde autour de l’objet immergé, sculpture encore, on est passé à l’usage du travelling avant, sans objet hormis le fait d’être là. Là, c’est la zone tampon dont le littoral constitue toujours le paradigme mais peut-être bien que le point de vue dominant se modifie. Il y avait, chez Proust, le côté de Guermantes et le côté de Méséglise. Quand Dinahet prolonge ses gestes de sculpteur autour de son axe immergé, il est du côté de la mer, du mystère qu’elle sécrète mais aussi de l’autisme dont immanquablement elle témoigne. En sortant de l’eau, en pensant le littoral, non plus seulement du point de vue de l’eau mais également de celui de la terre, on assiste à l’éclosion de quelque chose d’autre. Comme sauvé des eaux. Comme si le rite de l’immersion avait consisté d’une part à noyer une certaine idée de la sculpture, et sans doute de l’art, d’autre part à tester, en conditions extrêmes, comme souvent par la suite, la viabilité d’un geste nouveau, d’une attitude à inventer. On pense, au risque de le dire niaisement, à une seconde naissance (à moins que ce ne soit la première) tant cela s’ébroue et se relève. C’est par l’abandon du lien à l’objet que Marcel Dinahet prend la pleine mesure du territoire qu’il s’agit d’explorer et qui n’est sans doute rien d’autre que le territoire de l’art.

 

 

Nouvelles frontières.

Dès les premières œuvres immergées, et tous les commentaires en témoignent, ceux de l’artiste et ceux des divers observateurs de son travail, le propos n’a pas varié. Il concerne le littoral et les points de contact entre l’eau et la terre, entre l’eau et l’air entre la terre et l’air. Qu’est-ce à dire ? S’agit-il vraiment, comme on l’a cru, de paysage ? Ou bien encore de poursuivre la sculpture par d’autres moyens ? Se serait-il contenté de cela, personne, sans doute, ne se serait plaint mais alors, qu’aurait-il représenté d’autre qu’un artiste fin de siècle, œuvrant sur les vestiges de techniques obsolètes, de mouvements historiques depuis longtemps attestés ? À rebours, il semble bien que ce qui fait la singularité du travail de Marcel Dinahet, et plus encore ces dernières années, c’est bien la question du littoral mais en tant que limite et frontière, non pas seulement limite entre les éléments mais surtout frontière comme lieu de tension entre des forces contradictoires, chacune cherchant jusqu’où aller avant la rupture. C’est également l’interface où d’un côté s’érige le réel et de l’autre pousse l’art. C’est un territoire extrêmement mouvant, presque insaisissable, qui exige une constante redéfinition. C’est le contraire absolu du territoire ethnique. C’est encore et toujours une zone de turbulence.

Les Finistères, par exemple. Quand Marcel Dinahet envisage de se rendre sur les points les plus avancés de l’Occident et qu’il en établit d’avance la liste, on peut, comme nous l’avons suggéré, évoquer l’idée de programme bien qu’en fait, il s’agisse plus justement d’un projet balisé par quelques points de repère, tous poussant au maximum vers l’Ouest et formant une sorte d’arc atlantique. À chacun de ces points dont l’accès n’est rien moins que plaisant et qui, bien qu’absent parfois du visible de l’œuvre, n’en constitue pas moins une part essentielle, Dinahet va se frotter au seuil de la rupture (il dit : "Quand tu es dans une limite, tu passes d’un côté à l’autre très facilement."[4]). Ce seuil de rupture, pour éminemment géographique et physique qu’il soit, n’en demeure pas moins crucial pour celui-là qui ne cesse d’être renvoyé à la lancinante question : jusqu’où y a-t-il de l’art ? Quel rapport entre ma présence ici, si loin du centre, de tous les centres, et ce pour quoi j’y suis, c’est-à-dire l’art ? Ce qui importe alors, c’est de trouver la légitimité du littoral, de ce phare qui balaye la nuit, de ce chemin chaotique où la voiture brinquebale, de cette écume qui frotte les rochers. Non pas leur justification géographique ou paysagère : à cela les réponses viennent d’ailleurs. Mais bien : en quoi ma manière d’être ici produit-elle de l’art ?

Les Flottaisons, de la même manière. Cette caméra fixée dans un caisson étanche qui flotte sur l’eau des ports[5] et qui enregistre cet horizon de coques de bateaux chahutées, ces bâtiments qui chancèlent, cet arrière-plan de villes si réelles et si improbables, tous objets soumis au contact, à la lisière, à tout ce qui sépare et qui rapproche. C’est un va-et-vient incessant, c’est le geste sans outil et sans objet. Et la sensation de vertige ou de mal de mer que l’on peut éprouver au spectacle de ces flottaisons provient de l’impression qu’on y a d’appartenir à deux mondes à la fois, au-dessus et au-dessous de l’eau mais aussi la réalité des ports et leur possible représentation (dissection de l’aquarelle). Sensation identique dans les vidéos ramenées de Chypre[6], entre Flottaisons et Finistères. C’est une question qu’on n’avait jamais posée de cette manière.

Parmi les derniers travaux, caméra posée en lisière de plage et qui filme au ras du sol, au ras de l’eau. Encore plus bas que l’horizon des enfants. L’intérêt de cette frontière, c’est la bascule qu’elle provoque vers le ciel par la vertu de l’eau miroitante à fleur de sable. Il y a comme une ligne de partage entre le haut et le bas par laquelle on s’autorise toutes les inversions, toutes les manières de tester la plongée, qu’elle soit réelle ou virtuelle. Au regardeur d’en juger. Variante. La caméra filmant tout près du sol de sable humide, au rythme de la marche sur les grèves du Mont Saint-Michel. C’est encore plus libre qu’une plongée débarrassée du souci de la sculpture. Ce n’est que ce qui est montré.

En février 2001, Marcel Dinahet a pris le ferry qui conduit les voyageurs en Angleterre, de Saint-Malo à Portsmouth. Dans une main, près de la hanche, la caméra, dans l’autre le guidon du vélo avec lequel il se déplacera là-bas. Un brave et vieux vélo de femme. Il filme l’entrée dans la soute du ferry, entre voitures et camions. C’est très bruyant, violent comme une dévoration. Même chose au retour mais, cette fois, il filme la sortie. L’image est encore plus chaotique et incertaine. Ce qu’on ne voit pas, c’est le vélo cassé (une chute qui aurait pu mal finir). De cet événement, on ne perçoit que le résultat sur la caméra, une caméra que l’artiste ne maîtrise plus très bien, tout occupé qu’il est à tenter de maintenir le vélo en entier. Jusqu’à ce que le ferry s’ouvre. Jamais sans doute Dinahet n’avait touché avec autant de pertinence l’indécidable de l’entre-deux, le non-lieu qu’est forcément le point de friction de deux espaces, parfois de deux territoires. Cela rappelle la visite des chantiers de Saint-Nazaire autant que les plongées les plus radicales, à ceci près que la violence du bruit ne provient plus du propre souffle de l’artiste mais des turbulences du monde, des échauffourées si fréquentes sur les frontières. Et la frontière, précisément ici, qui se déplace, la mobile immobilité du point d’interférence, au plus près de la plus actuelle problématique de l’art.

Parmi les derniers rushes, sortes de croquis vidéo, réalisés par Marcel Dinahet, il se trouve des images sous-marines filmées à Chypre ou en Bretagne. Elles apparaissent, si calmes et détachées, comme libérées de toute destination. En comparaison, les vues du commandant Cousteau semblent saturées d’intention. Ici, rien d’autre que la trace de ces zones si près du fond et si près de la surface, si près du large et à deux pas du rivage. Aucun objet. Plus de bouteilles et donc point de respiration qui témoignerait de la présence de l’artiste. Rien hormis l’ondulation des plantes et le clapotis de l’eau. Nonobstant le calme environnant, le peu d’effort et l’abandon du geste, l’artiste parvient tout naturellement à l’extrême limite, ce point infime où précisément la question de l’art atteint sa plus haute pertinence et cette réponse, comme d’évidence : il lui suffit à présent de s’y trouver.

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ENGLISH TEXTE :

To the limit

Jean-Marc Huitorel

 

 

Prehistory.

The work of Marcel Dinahet, insofar as it is possible to sum it up at the present time, can be said to originate in the second half of the 1980s, when the artist made a pretty radical break with his practice thus far. This followed on from the teaching he had received from his masters, who were all "classical" sculptors. A first shift occurred in 1984. It is exemplified by a work that can still be seen in the Domaine Départemental du Dourven (Côte d'Armor, Brittany). This piece looks like a primitive hut, a kind of stone dwelling without an entrance, architecture transformed into sculpture. The structure consists of stabilised hand-kneaded bricks of clay. Other pieces whose conception dates back to 1985 were installed in the park in 1990, and still stand today. "The sculptures are always built around an axis. This is a constant in my work (...) Here and there I inlaid bits of stainless steel wire in the stabilised clay structure. These come from a totally different universe, forming small spirals on the sculptures. These motifs have been a recurrent feature of my work for many years, although I never really knew where they came from until I realised that I had seen them underwater when diving. These spirals are produced by sea worms known as serpulae. This discovery played a decisive role in the development of my work, which now began to accelerate."(1) It certainly did. We will see how this question of the axis remained important even after Dinahet gave up sculpture as such, and how the idea of a land/sea interface came gradually to the fore. Another piece featured in that exhibition organised in the summer of 1990 by Danièle Yvergniaux was a necklace made out of those same stabilised clay bricks which Dinahet slipped over the tip of a rock lashed by the sea. In retrospect, we can see that this was a seminal work. For what we have here is his first powerfully mimetic, chameleon-like piece, made to be in contact with water, destined to be eroded by it and eventually to disappear, as it indeed has. At the time, in fact, Dinahet had already begun making small black and white sculptures out of dark stabilised sand and amalgamated white shells and immersing them in the water, abandoning them to the aquatic world like "receptacles for undersea plant and animal life."(2) With hindsight, these evolving objects, these traps for traces and sediments can be seen as a primitive form of camera, a tool that Dinahet would soon start using. The sinking and regular visiting of these host objects was performed, if not in absolute secrecy, the discreetly (only a few diver friends know of their whereabouts), as if the artist himself was frightened by this break with everything that had gone before, or at least felt compelled to be prudent about it.

 

Diving Deep.

In the summer of 199l, when invited to put together an art show spread over several sites in the Côte d'Armor department,(3) Jérôme Sans suggested that Dinahet present a work in the hall of the harbour building at Saint-Quay-Portrieux. This consisted of a video monitor placed in a metal cubicle. The image: sculptures that the artist had put on the seabed and filmed. The sound: the breathing of a diver, the oxygen going from the canister to the mask—strange and disturbing like a stethoscope placed on the belly of a pregnant woman. This intra-uterine impression was heightened by the closure of the booth, by the fact that the body was doubly enclosed: at the bottom of the "box" and in the depths of the sea. It was all here, put before the disconcerted public in the form of a radical break, a total change of viewpoint, attitude, method and, it would seem, medium. It is true that there were still traces of the sculpted object as one might perceive it on the gallery floor, and made from a material close to the raised structures at Le Dourven or, even more, the necklace placed at the tip of the rock. The relative continuity that we can now observe should not, however, be allowed to hide what, rather than a break, I would call the true beginning of Dinahet's œuvre. It emerged late in the day but almost immediately achieved in its mature form. From now on, Dinahet's work would be associated with diving. He would be the diver artist just as other artists are walkers. Why not? However, if we want to have a more precise idea of his approach, we need to try to show how deep-sea diving defines but does not delimit this work, and how Dinahet both shares and stands apart from a certain contemporary attitude towards nature.

Even if Dinahet was still using objects—sculptures, the fact of diving, filming and taking photographs implied a process of dematerialising that sculpture, at least in its traditional form; of reducing it to the logic of the image, even if this 7 image was itself presented within a set-up of a constructive, even architectural nature. Thus, if there was still sculpture here, it was to found more in the overall exhibition set-up than in the immersed object shown in the image. But is the idea of sculpture still appropriate here anyway? This cubicle, or any of the other solutions subsequently adopted by the artist (portacabin, grain silo, air transport container, etc.), could be more appropriately interpreted as places of physical, experimentation, concerning either immersion or vision. The artist's physical experience is echoed in the corporeal engagement of the viewer for, strangely enough, by giving up the primacy of the sculpture object Dinahet was displacing all the energy of his action towards the pure presence of the body in action. In his first videos, the camera moves around the underwater sculpture as around an axis, the axis whose importance this artist had already emphasised. Thus the space demarcated around this landmark is obtained through a constant struggle between the body and the multiple counter-forces or restrictions constituted by the pressure of the water, the strength of the current and the animal or vegetal obstacles found ten metres underwater. The image is, to a large extent, the result of these dual forces of "thrust and resistance," which is why the work has as much to do with performance as with sculpture. But it also has very simply to do with the image, an image constantly deferred, mediated and thought-through. For Dinahet does not just transfer what he films from the camera to the monitor. In most cases, or at least in the early years, the image results from several operations designed to reduce its mimetic qualities. The main one consists in refilming the screen on which the images appear in order to reproduce its texture so that this acts as a filter, a counterweight to the physical immediacy of the shoot. However, in these new images we can still see the variations in light and flora between the different places where the artist dives, which he calls "water matter". These are like the geographical colours of a nomadic body of work. In fact, in the combined concepts of displacement and frontier, this nomadism would soon come to constitute the heart of the work. But more on this later.

 

The Context.

Dinahet's work emerged at the end of the 1980s, a time when, with only a few exceptions, the issues of landscape and inter-vention in and with nature were already beginning to lose their topicality. As for Land Art as such, it was already history. What is left if we put aside all those pleasantly decorative pieces, all those "sensitive" interventions, all the tricksy practices that recuperated innovations made in the 1970s and used them to go on making pretty mach the same sculpture as before, but outdoors—not to mention all that post-hippie tinkering? Not a lot of works in which nature is the true issue or medium. Nothing beyond the founding acts of the historic Land Artists, to which we must add the work of those who always asserted their independence from the Americans: the English walkers, Richard Long and Hamish Fulton. It's not that there were no worthwhile artists any more, just that it was surely a mistake to bring them all together under the theme of nature, a holdall non-concept that merely served as a pretext for a few vague and slapdash exhibitions. It is interesting to note that Dinahet belongs to the same generation as Long and Fulton, even though his work only really emerged some twenty years after theirs. But just because the latter walk and the former dives, we should be wary of making hasty parallels. Long and Fulton, like the Americans Smithson, Heizer and De Maria, are conceptual artists. Dinahet definitely is not—even if, as Hervé Régnauld has pointed out, his work may subsequently lead to conceptual propositions. Dinahet is not a conceptual artist because his use of the idea of a programme is singular and discontinuous. It is true that when he draws up the list of his future interventions—for the Finistères, say—he works with maps in a way that can be considered programmatic, but the intentionality is much less stable than Long's. Dinahet does not think in terms of building objects or making a photograph, but of abandon to the unknown. In his case the programme is merely the basic framework within which he will move, react, wander, face danger, keep risking imbalance and surf on the wave that is his line of vulnerability. But we must add this: the intuitive, sensitive (rather than sensual) approach taken by Dinahet is not applied as directly and as transparently to nature as one might think, even though nature is its context, its medium and the chief substance of what it gives us to see. What Dinahet questions, more than nature, is the idea of the limit or frontier, the idea of a junction, of abutment and interfaces. More precisely, the limits that Dinahet tests and experiences are in fact the very contours of what we call art. The artist's territory is less the natural space as such than natural space as the metaphor of his particular field, which is art. In this respect he is both close to the concerns of the historic Land Artists and emphatically a part of the period in which he works, a period of which one of the major concern is not the definition of art but the tireless search for what delimits it.

 

Without an Object.

In 1993 Dinahet stopped sinking objects that he had himself shaped and began using a simple stone (a natural sculpture, polished by the water and wind in the cosmic studio that is the beach near Cap Fréhel), taking it with him as he travelled from Portugal to Cap Cerbère, from Sète to Vassivière. This stone was wrapped in rope and then in a metal lattice which could be used as a handle. After leaving it for a while in the waters of Brittany, he then took his Armorican keepsake to more southerly seas before moving it on to a lake in central France. This permanent deterritorialisation in fact corresponds to the gradual dematerialisation of the work, of which the immersion was the founding act, and whose necessary disappearance is confirmed by video. For a while, the stone still linked him to the old sculptural tradition inherited from his masters, but we can see that by now it was merely a souvenir, a slightly ridiculous fetish that one is reluctant to relinquish, that one continues to gratify with the odd gaze, with a tender look whenever the tumult of life affords a little time. The big change came in 1995. The videos Dinahet made in Sicily and Portugal but also in La Dombe, a marshy region north of Lyon, show something other than the undersea world, even when they are still exploring it. The camera now picks up images of the surrounding reality—the mountains overlooking the sea, a bulldozer cleaning the beach, convent buildings, walkers, vegetation above. The soundtrack has changed, too. Now we hear a hymn from a church, now a football commentary from a near by car radio. The car windscreen replaces the diving mask. What is registered here is not only the aquatic reality but also everything that comes before it and indicates its proximity. From movements around the submerged, still sculptural object, we have gone to the use of the forward tracking shot with no object other than the fact of being there. "There" being the buffer zone, still typified by the shore, but now perhaps with a different viewpoint. In Proust there was the Guermantes way and the Méséglise way. When Dinahet extended his sculptural action by moving around his submerged axis, he was by "the sea way", on the side of the mystery that it secretes but also the autism that it undeniably images forth. When the artist left the water, considering the shore not only from the point of view of the water but also from that of the earth, he was taking a very different way. Something emerges here, something "saved from drowning". It is as if the rite of immersion had consisted, in the first place, of drowning a certain idea of sculpture, and no doubt of art, and also, of testing, in extreme conditions, as would often be the case later on, the viability of a new gesture, of an attitude still to be invented. Things get so shaken up and thrown about here that one thinks, at the risk of sounding ridiculous, of a second birth (or perhaps it is the first). It was by abandoning the link to the object that Dinahet fully measured the territory to be explored, which is without a doubt none other than the territory of art.

 

New Frontiers.

As can be seen from what both the artist and observers of his work have said, the burden of his art has never changed. It concerns the shore and the points where the water meets the earth or the air, or the earth meets the air. What does that make it? Is this really a form of landscape art, as some have believed? Or a way of making sculpture by other means? Nobody I am sure would have complained if Dinahet had contented himself with that, but then would he have been anything but another end-of-century artist, working with the vestiges of obsolete techniques, of historical movements that laid down long ago? Whereas it would seem that what sets Dinahet's work apart, especially these last years, is the question of the shore as a limit and frontier—not just the frontier between the elements, but above all as a place of tension between contrary forces, each one seeing how far it can go        before reaching breaking point. It is also the interface where    the real occupies one side and art the other. It is a shifting, almost elusive territory that is constantly having to be redefined. It is the absolute contrary of an ethnic territory. It is, again and always, a zone of turbulence.

Take the Finistères. When Dinahet set out to travel to the most westward points along the European coastline and drew up his list in advance, we could, as I have suggested, evoke the idea of a programme, even if this was more accurately a project with a few landmarks, western extremities forming a kind of  arc across the Atlantic coast. At each of these extremities, access to which was never anything less than pleasant, and which, although sometimes not visible, nevertheless constituted an essential part of the work, Dinahet came up against a breaking point ("When you come to a limit", he says, "it is easy to pass over on to the other side"(4)). This threshold of rupture, though eminently geographical and physical, is crucial for the artist who is face to face with the insistent question: how far does art go here? What is the relation between my presence here, so far from the centre, from any centre, and the reason for my being here, i.e., art? What matters, then, is to find the legitimacy of this shore, of this lighthouse that scans the night, of this bumpy path that shakes the car, this foam that pushes against the rocks. Not a justification through geography or landscape—the answers there come from elsewhere, but: how does my presence here produce art?

Likewise the Flottaisons, with the camera in a watertight box floating in the harbour,(5) recording a horizon of rocking hulls, swaying ships and a backdrop of towns at once so real and so unlikely—all objects subject to contact, on the fringes, to close to everything that separates and brings near. An incessant back and forth, an action without tool or object. And the sensation of dizziness or seasickness that one could 7 feel at the sight of these floating bodies came from the impression one had of belonging simultaneously to two, worlds, above and below the water, but also the reality of the harbours and their possible representation (dissection of watercolour). Exactly the same sensation was produced by the videos brought back from Cyprus, between the Flottaisons and Finistères. The question had never been posed in this way before.

In one of the most recent works, a camera placed on the edge of the beach films at ground level, at water level. Even lower than a child's eye view. This frontier is of interest for the way it suddenly switches attention towards the sun via the reflective water lapping the sand. It offers a kind of borderline between above and below which allows for all kinds of inversions, all kinds of ways of diving, both real and virtual. The viewer is judge. A variant: the camera filming close to the wet sand, to the rhythm of walking on the strand of Mont-Saint-Michel. Even freer than a dive unburdened of the concern with sculpture. It is only what is shown.

In February 2001, Dinahet took the Saint-Malo to Portsmouth ferry. In one hand, at his hip, the camera; in the other, the handlebar of the bicycle that will get him around once over the Channel. A trusty old woman’s bike. He filmed his entry into the hold of the ferry, between cars and lorries. Very noisy, like something being devoured. On the way back, the same thing, only this time he filmed coming out. The image is even more chaotic and uncertain. What we do not see is the broken bicycle (a fall that could have been serious)—which makes itself felt in the wobbly movements of the camera as the artist tries to steady the bike. Until the ferry opens. Never before, surely, has Dinahet so pertinently touched on that uncertain, in-between reality, the non-place that is necessarily the point of friction between two spaces, sometimes two territories. This recalls his visit to the shipyards at Saint-Nazaire as well as his more radical acts of immersion, except that here the violent noise does not come from the artist's own breath but from the turbulence of the world itself, from the clashes that occur on its frontiers. And here, precisely, the frontier is one that moves, the mobile immobility of the point of interference, as close as can be to the most current problematic of art

Among Dinahet's most recent rushes, which are like a kind of video sketch, we find underwater images filmed in Cyprus and Brittany. They seem so calm and detached, as if freed of destination. In comparison, the views taken by Captain Cousteau seem saturated with intention. Here, there is nothing but the tracing of these zones that are so close to the bottom and so close to the surface, so near to the open sea and a stone's throw from the shore. No object. No more tanks and therefore no more breathing attesting the presence of the artist. Nothing except the undulating plants and the lapping of water. But in spite of the calm environment, the effortlessness and abandonment of gesture, the artist naturally attains that extreme limit, that infinitesimal point where the question of art is at its most acute, and where there is this answer, which seems so natural: it is enough to be there.

 

 

(1) Catalogue Flux et reflux, 1985 et 1990. Domaine départemental du Dourven and L’Imagerie, Lannion. ODDC des Côtes d’Armor, 1990.

(2) ibid.

(3) Escales, summer 1991.

(4) Interview at the artist’s studio, March 2001.

(5) Saint-Nazaire, Lisbon, Bilbao, Brest, Saint-Malo, Rotterdam.

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[1] Catalogue "Flux et reflux", 1985 et 1990. Domaine départemental du Dourven et L’Imagerie, Lannion. ODDC des Côtes d’Armor, 1990.

[2] Ibid.

[3] "Escales", été 1991.

[4] Entretien. atelier de l’artiste, mars 2001.

[5] Saint-Nazaire, Lisbonne, Bilbao, Brest, Saint-Malo, Rotterdam.

[6] Exposition au Centre d’art de Nicosie, 2000. Commissaire : Sophie Dupleix