Texte de la conférence du14 Janvier 2004,

Centre d’Art Contemporain de Séte

 

 

 

Les Sculptures/Vidéos

 de

 Marcel Dinahet.

Un nouvel espace théorique?

 

 

 

 

 

 

 

Hervé Regnauld

 

Université de Rennes2, Laboratoire Costel CNRS

http://www.uhb.fr/sc_sociales/Costel/herveregnauld.html


 

 

Entre sculpture et paysage la relation n'est pas clairement perceptible. On ne connaît pas beaucoup de sculptures qui "représentent" un paysage, alors que la peinture paysagère est un "genre" bien affirmé. En fait, il y a entre le paysage et la sculpture une sorte d'opposition radicale : la sculpture c'est, classiquement, l'objet d'art autour du quel on peut tourner, l'objet qui doit être vu depuis plusieurs point de vues. Le regard est extérieur à l'objet. Si notre corps se déplace autour de la statue, nous regardons toujours vers le centre, là où la statue est située. Le paysage pourrait être considéré d'un point de vue géométriquement inverse. On n'est jamais autour d'un paysage, on est forcément dedans. Pour le regarder, on reste au centre et on tourne sur soi-même, jetant toujours l'œil vers la périphérie. C'est de là que découle l'idée du panorama, qui est bien (étymologiquement) supposé permettre une vision totale, donc circulaire à partir du point de vue central et unique.

 

 

 

 Entre le paysage et la sculpture il semble donc bien que surgisse une différence radicalement géométrique, celle du lieu d'où l'on voit par rapport au lieu que l'on observe. La sculpture nous rend extérieur, le paysage nous impose l'inclusion. Peut être est ce pour cela que la sculpture, par son étrangeté à nous, a été considérée (par Hegel entre autres) comme l'Art qui peut le mieux approcher le concept pur. Similairement le paysage a été fréquemment l'objet de théories écologiques, montrant la responsabilité de l'homme dans le monde, dont il n'est qu'un élément. Il s'agit donc, dans ces deux situations, d'une vision de l'espace à partir de lieux matériels et théoriques distincts, et donc de relations spatiales nouvelles.

 

Faire intervenir la vidéo comme un média (visuel) pour appréhender cet écart théorique (entre le lieu affirmé comme  subjectif (créateur d'intériorité) d'où l'on regarde et le lieu, supposé objectif (créateur d'extériorité), que l'on observe) est un challenge artistique et théorique original et difficile. Pour oser s'y confronter Marcel Dinahet est un un trés grand artiste!

 On peut  rendre compte des enjeux propre à ce défi créateur selon trois modalités spatiales, celle du mouvement, celle de l'identité du lieu, celle de l'ambiguité de la présence. Le mouvement pose le probléme de sa conciliation avec l'être ( qui est souvent pensé comme immuable, donc immobile). L'identification du lieu désigne la difficulté philosophique ( et scientifique) que l'on rencontre chaque fois que l'on cherche à identifier un objet d'étude. Quell sens, quelle signification a cet objet plutôt que celui çi? L'ambiguité aborde le trés délicat problème de la limite (entre nous et le monde) et donc de notre présence au monde, aussi bien lorsque nous le mesurons (et le perturbons) pour l'étudier , que lorsque nous le parcourons pour créer (comme le fait Marcel Dinahet)

 

Le mouvement contre l'être

 

Lorsque Marcel Dinahet réalise un travail il fonctionne le plus souvent selon une méthode répétée. Le premier jour de travail consiste à des ballades, des flaneries, des vagabondages qui ne sont pas complétement désordonnés, bien qu'ils ne suivent pas de plan préexistant. Marcel cherche, à pied, à vélo, parfois en voiture, quels sont les chemins qui vont à la mer. Il explore la façon dont la mer se fait désirer et se fait découvrir. Il essaie des voies  plus ou moins faciles ou escarpées, comme , par exemple sur ces falaises portugaises qui sont tout, sauf faciles à parcourir!

 

 

 

Ce premier jour explique pourquoi Marcel ne filme (quasiment) jamais de paysage (comme le serait la photo ci dessus). Ce qui l'intéresse dans le paysage n'est pas de le contempler mais de la parcourir, de s'y déplacer. Son travail ne consistera donc pas à le montrer, mais à rendre compte du mouvement, du parcours qu'il accomplit dedans.

Lors des jours suivants,  Marcel  apporte son matériel (parfois ce sont les quelques 25 kilos de son équipement de plongée!) jusqu'au site qu'il a choisi et par le chemin qu'il a élaboré. Certaines de ces vidéos  sont consacrées à cette approche. Le plus souvent cependant il filme une fois qu'il est sur place. Il ne porte jamais sa caméra à l'oeil, il ne regarde jamais (ou presque ) dans le viseur. Il porte la caméra à la main et marche selon un pas, un rythme tel, qu'il donne à la caméra un balancement (au bout de son bras) qui intègre chacuns des détails du terrain sur le quel ses pieds se posent. Les mouvements imposés -dans ce contexte- à la caméra sont donc les produits du mouvement de déplacement et non pas les soubresauts de sa vision. A certains moments Marcel s'arréte. La caméra est fixe. Il reprend sa marche.

Dans l'eau Marcel donne à son caisson étanche une flottabilité soigneusement calculée. En plongée il cherche une flottabilité nulle : la caméra est alors complétement sans poids et n'interfére aucunnement avec ses propres mouvements. S'il inspire (gonfle ses poumons et augmente son volume) il monte et la caméra filme une montée dans l'eau. S'il expire c'est l'inverse.  Le mouvement intégré par la vidéo est donc celui de la respiration.

A la surface la flottabilité est calculée pour que la surface de l'eau passe exactement au milieu de la lentille de prise de vue. L'objectif filme alors la même surface en dessous et au dessus de l'eau, et la membrane entre les deux est le "film" d'eau , l'interface lui même. Les mouvements  imprimés à la caméra sont donc ceux de ce film d'eau, de cet interface, c'est à dire du clapot, une vague d'étrave d'un bateau qui passe, une petite série de houles....ou une dérive due au vent! Ce qui est alors intégré  c'est  l'ensemble de l'agitation de la mer

Dans tous les cas précédents il n'a jamais été question de ce qui est filmé, seulement du mouvement de la caméra qui filme. Dans le seul cas de la vidéo "Portraits" ce sont les "objets" filmés (il n'y a rien d'irrespectueux dans ce terme employé à l'égard des personnes filmées) qui deviennent les acteurs du mouvement de la caméra. Elles font presque leur autoportrait

 

 

 

 Ce qui , in fine, apparait , à la fin de la journée de travail, sur l'écran de l'ordinateur, c'est toujours , pour Marcel, une découverte. Ce qu'il connait c'est le mouvement de la caméra, ce qu'il découvre c'est ce que ce mouvement a "vu". 

La suite du travail consite en un montage, qui respecte toujours l'ordre chronologique des prises de vues, mais qui  met en valeur telle séquence ou ignore telle autre.

 

Cette pratique déconstruit radicalement la tension théorique entre vue subjective et chose vue objective. Ce que la caméra filme n'est pas semblable à une image rétinienne, ni à un point de vue. La caméra ne peut pas définir un sujet, ni un sujet ontologique maitre de sa vision, ni un sujet matériel observé par une vision.  Ce que la caméra  filme c'est ce qu'un mouvement parcoure, pas ce qu'une conscience a choisi de regarder. Le mouvement est privilégié par rapport à l'intention de la vision. . C'est presque une approche aristotélicienne, du mouvement en tant que pur acte en puissance, indépendant du moteur (qui serait içi la conscience)  comme de la finalité (qui serait içi la vue). Chez Aristote (traduction 2000) il s'agissait de construire un concept de mouvement qui permette la mobilité (celle que refusaient les philosophes de l'école de Zénon) et n'implique pas pour autant la corruption de l'être durant le déplacement). L'être devait sa perfection à son immuabilité inaltérable, donc à son immobilité. Aristote voulait garder l'être (comme prédicat) et  accepter le  mouvement (comme acte). Chez Marcel Dinahet, en dehors d'une référence explicite à Aristote, il y le soucis de capturer en image du mouvement et de l'être, ensemble. Et, en image l'être peut difficilement être autre chose que sensation éperdue…mais très précise.

 

  Il n'y a donc  plus aucune niche théorique valable pour quelques sorte de couple sujet/objet, même dialectisé.  Il est remarquable que ce soit un plasticien qui déconstruise le couple sujet/objet en dépossédant le sujet de sa vision! Il le déposséde d'abord de sa vision du monde il le déposséde aussi de sa vision de lui même.

 

Sans vision du monde, la perte de l'identité par la difficulté de  l'identification

 

Marcel met en effet profondément en cause la notion même d'identité.  Une approche immédiate laisse entrevoir que ses "sculptures" entretiennent une relation très déterministe avec des lieux. Elles ne sont pas réalisées n'importe où, mais en des sites et des paysages très minutieusement désignés. Pour autant, le paysage lui-même n'est jamais montré et il est parfois impossible, à la vue des œuvres, de deviner où elles ont été faites. Autrement dit, Marcel Dinahet impose la contrainte d'un emplacement rigoureux, mais ne donne pas nécessairement la clé pour le découvrir.Tous les répères sont perdus. Un tel paysage, distant et obligé, a quelque chose d'un déplacement, et ce qui est déplacé c'est, au sens propre, la matérialité même du paysage. On ne peut s'empécher de comparer cette approche de la distance avec la géographie qui pose explicitement la question scientifique de la mesure et de la localisation.

Ces sculptures/vidéos mettent en cause notre rapport à l'espace avec leur manière de nous égarer quant à  la place du corps et à la place de l'œil. Dans certaines séquences il n'est pas toujours possible de distinguer le haut et le bas, tandis que dans la suivante la verticalité est affirmée avec la violence d'un phare dressé et solitaire. En fait, avec des lieux et des visions successives, c'est à dire  avec le mouvement, Marcel Dinahet nous transporte sans nous faire distinguer pourquoi nous devrions accepter, ou trouver logique, de passer ainsi d'un espace à un autre. La vidéo nous déplace autour de l'objet à voir, malgré nous. Marcel Dinahet nous impose le mouvement pour lui-même, sans raison. Il y a là une perte délibérée des repères géométriques usuels de l'espace corporel, et une négation affichée des repères géographiques habituels dans les voyages. Cette façon de donner l'espace à voir, mais en aveuglant la vision, est, au fond, très proche d'une vision scientifique, telle que la géographie tente de la mettre en pratique. La géographie n'est pas la science du paysage, elle n'a pas pour objet de rendre compte des objets répartis dans l'espace. La géographie n'est pas l'inventaire des données spatiales. Ce qui fait l'inventaire c'est la carte, la photo aérienne, le SIG, le recueil de statistiques. La géographie c'est l'explication des localisations, pas leur simple constatation. En ce sens les vidéos de Marcel Dinahet sont très exactement, et très pédagogiquement géographiques : elles désignent des objets réels, localisés, et les montrent de telle façon qu'on est obligé de se poser la question du lieu. Rien de ce qu'il montre ne  paraît à sa place et pourtant tout est filmé sans aucun trucage. Du coup, il devient  automatique de se demander : mais pourquoi ceci est-il ici, et pas là ? Du constat, évident, de la position d'un objet dans un lieu on arrive à la question, rendue évidente, de la pertinence de l'objet par rapport au lieu. Ceci entraîne la nécessité d'une double analyse, celle de l'espace et celle  de la perception qu'on en a. 

 

 

 

Le rapport à la vue (non plus à l'œil comme point de vue, mais à la vision) conforte cette proximité entre la démarche plastique et la démarche géographique. Que voit-on en effet ? Du flou, de l'indistinct, des plans confus, des couleurs mal identifiables. Un monde autre, nouveau et pas spécialement confiant, même pour ceux qui pratiquent la plongée. Parfois les images sont inquiétantes. Les ronds points nous font perdre la tête…

 C'est d'abord à cause d' une perte des repères sensuels. C'est donc un appel à la réflexion, qui doit reconstruire l'image pour lui donner un sens. La géographie dirait qu'elle fabrique une "connaissance" à partir des pixels fournis par le CDRom de Spot Image. L'œil ne fonctionne que si la raison, la plus rationnelle des raisons classiques, lui fait construire sa vision. La mise en cause des sens par les quels nous percevons l'espace nous oblige à réfléchir à la façon dont la  raison peut, elle, engendrer en substitution un espace –simulacre, mais ressenti comme parfaitement vrai. La raison nous rassure alors que les sens nous font défaut.

 Mais il s'agit également d'une perte  des arguements logiques de spatialisation. Dans la vidéo "Frottements à Fréhel" dont le titre est a-llitéral et totalement incompréhensible sans les explications de l'artiste, le spectateur voit quelquechose qu'il est absolument impossible de déjà connaître. C'est une énigme tellement insurmontable que l'on ne sais pas même à quelle sorte de connaissance scientifique, de bagage culturel, d'expérience physiologique… il faudrait faire appel pour entrevoir le début d'un indice de compréhension. Peut être l'œil d'un soc de charrue labourant un sol peut-il, par analogie, faire imaginer comment Marcel Dinahet a filmé cette séquence, en poussant, moitié ensablé, moitié submergé, son caisson dans le matériel du fond, sable et eau mélés dans la couche néphéloïde…

Mais n'y a-t-il pas des cas où c'est la défaillance des sens et de la réflexion qui sont les meilleurs porteurs de signification, et non pas le rôle salvateur, mais trompeur, de la connaissance déjà acquise ?

 

C'est le rapport à l'œuvre qui  intervient ici. Marcel Dinahet met en œuvre toute une sorte de mise en scène, il nous fait bien comprendre qu'il veut nous montrer quelque chose, en des lieux logiquement choisis… Il nous impose une façon de regarder, et au bout du compte qu'en résulte-t-il ? Rien, au sens où il ne nous montre jamais l'objet d'Art, la "sculpture"," le galet philosophal".  De lieu en lieu on voit à peu près les mêmes algues et les mêmes fonds… Marcel Dinahet nous montre des lieux en ne nous montrant, en fait, rien de ces lieux.

 

Ou plutôt, rien d'anecdotiquement identifiable de ces lieux. Il nous montre un lieu précis avec des images non identifiables. La matérialité de l'œuvre d'art est en  cause (ce thème est classique) mais, plus encore, c'est la matérialité intrinsèque du lieu qui est interrogée. L'Arc Atlantique et ses Finisterres existent-ils ? Fréhel existe –t-il ? Saint Nazaire, la ligne de ferry entre St Malo et Porsthmouth…? Dans les vidéos de Marcel Dinahet, ce n'est pas complètement immédiat. Distance donc, et pourtant, emplacement exact. C'est une nouvelle perte, celle  des repères conceptuels qui nous font croire à l'existence de l'espace.

 

Il est théoriquement incomfortable de constater qu'en détruisant nos certitudes d'identification dans l'espace, nos repères, Marcel Dinahet pose des questions quant à notre identité d'observateur. Il aborde par là un domaine presque  ontologique : quel est le sens de notre spatialité? ( c'est un théme trés profondément deleuzien, à developper : la vraie question est  "y a-t-il un sens à la spatialité?")

 

l'ambiguité par le changement, la trangression de l'interface.

 

La réflexion peut se poursuivre, avec une idée plus mûrie, moins immédiate. Il est vrai que les sculptures de Marcel Dinahet tiennent le spectateur à distance. Il est tout aussi vrai qu'elles engendrent, à la longue, une familiarité, une complicité presque émotionelle. Elles prennent en charge la respiration, l'enfermement, le trouble de la vision…Elles imposent donc également un contact. Il est, bien évidemment, médiatisé, ne  serait-ce que par les écrans successifs de la caméra et du moniteur, mais il est réel. Il est même en partie physique : les mouvements de la caméra donnent, paraît-il, le mal de mer à certaines personnes ! Il y a donc en jeu une notion de contact, matériel et virtuel, et ce contact participe probablement à l'appréciation que nous avions, initialement, de la distance. C'est ce contact  qui met en cause l'idée que nous nous faisons de nous mêmes, en tant qu'êtres spatiaux. Il est nécessaire de prendre acte de cette étrangeté un peu aliénante. L'espace que fabriquent les œuvres de Marcel Dinahet est un étrange métis de concepts qui "éloignent" et de stimulus qui "envahissent". Il y a de l'émotion, du plaisir et de l'intellection. C'est l'exploration de cet aspect de son œuvre qui permet peut-être finalement de mieux s'interroger sur notre propre sens géographique de l'espace et sur la statut ontologique de notre notion de présence.

 

Une fois que Marcel Dinahet nous a spatialement déboussolé, il nous incite à être attentifs à autre chose qu'à nos habitudes  et nous propose toute une série de nouvelles façons de nous accrocher au réel. Ou du moins à son réel à lui. Il commence par nous demander de réfléchir à notre place. La place d'un objet c'est bien sûr son lieu dans l'espace (langage un peu aristotélicien, mais clair) mais c'est aussi son statut dans l'ordre conceptuel de la théorie.

Les deux notions de place (lieu et logique) peuvent se rencontrer si l'on pense le mot place comme "fonctionnement spatial dans l'économie globale du monde". Ici lieu et rôle deviennent interdépendants.

Deux vidéos sont éclairantes à cet égard.

 

Marcel Dinahet parle bien (et précisément) des Finistères, de tous ces lieux où finit la terre et dont la spécificité commune n'est pas d'être un paysage de péninsule jeté dans l'océan, mais d'être le dernier contact possible avant le grand large.  Et l'essence spatiale (si l'on ose cette notion étrange) du Finistère c'est de finir, de terminer, d'abolir  l'espace terrien. Rien de notre spatialité, géométrique, sensuelle, conceptuelle n'est plus pertinent. Finistère : dernier regret terrien avant l'Amérique. Faites le plein (et faites le deuil) de certitudes spatiales terrestres, vous êtes jetés dans l'océan, sa géométrie, sa matière aqueuse…Ceci est une nouvelle convergence avec la géographie. Marcel Dinahet a construit ce qu'on pourrait appeler un "modèle" du Finistère. Un modèle est une représentation idéalisée et conceptuelle du réel, destinée à supporter la généralisation, en dépassant les traits purement anecdotiques du lieu. Un modèle est une somme de concepts, qui refuse les détails parce qu'elle vise à mettre en relief quelque particularité essentielle, mesurable et confrontable à un autre lieu. La géographie considère ainsi que le Finistère, en tant que modèle d'organisation spatiale, est un élément important des régions de l'Arc Atlantique. Marcel Dinahet semble bien nous faire percevoir quelque chose de similaire.

 

Dans la vidéo qui présente le trajet en ferry de St Malo à Portsmouth, la démarche est, finalement, très semblable. Certes, Marcel Dinahet a, cette fois çi, joué le jeu de  l'anecdote. Il y a des voitures, des pas, des portes, des ingrédients connus et sécurisants. Il y a un cadrage qui  permet à l'œil de savoir, en gros, ce dont il retourne. Il y a un assourdissant vacarme métallique, dont on peut envisager qu'il ait quelque relation cohérente avec ce que la vidéo montre. Dans la vidéo " la Traversée", içi présentée on retrouve le même type de problématique visuelle: un immense cadre fixe, immobile, lourd et métallique, comme un caisson d'isolation et, au loin, un petite espace de fuite, une petite issue au dela de la quelle tout un paysage existe et se manifeste par moments mal visibles.   Mais si tous ces indices nous permettent de construire une relative certitude quant au lieu possible où nous sommes, ils laissent totalement indécidable la question importante : où allons nous et pourquoi allons nous là? La sensation et la compréhension du mouvement nous sont donnés. La cause, la destination et la modalité du mouvement nous sont inconnues. Beaucoup de travaux scientifiques décrivent des mouvements et ignorent leur cause comme leur destination! Sur le littoral les comportements, ainsi chaotiques sont fréquents, bien décrits et mal compris ( Regnauld et Louboutin, 2002)!

 

 

 

Les vidéos mettent souvent en contact avec l'eau. Chacun y voit un point fondamental qui a été particulièrement étudié par Huitorel (1994) ou Parfait (2001). Tout le monde ne travaille pas, en sculpture, avec l'eau. Le plus souvent on travaille la pierre ou le bois. Mais l'eau n'a pas de forme et c'est une  gageure presque' insensée que de vouloir être sculpteur et de vouloir travailler l'eau. Il faudrait parler ici de la matière d'eau, de mise en suspension, turbidité, courants… Il faudrait insister sur le bruit,  le caisson, l'isolement, la conscience de la respiration et le mélange de la matière des bulles d'air du détendeur avec la texture des particules d'eau. Mais je ne suis pas certain que la parole décrit la sensation physique que procurent les travaux de Marcel Dinahet. Il nous fait faire une expérience spatiale absolument radicale sans nous faire bouger d'un millimètre. Si nous appréhendons l'espace "sous-marin" c'est par nos oreilles, par notre souffle, envahi par celui du plongeur-sculpteur. Ce sont les éléments constitutifs de l'espace sous-marin qui nous  nous brouillent la vue d'abord, mais qui nous assourdissent, nous coupent le souffle, et nous font ressentir autre chose que l'habitude. Nous avons perdu les certitudes de l'espace euclidien dans le quel nous croyons vivre et nous sommes submergés par les sensations océaniques d'un espace nouveau et, probablement, tout aussi "vrai" que l'autre. L'espace nous pénètre. On peut y voir un retour à la "mère" d'avant la naissance. J'y vois, personnellement, une vérité beaucoup plus simple, si simple qu'elle est ignorée très souvent. L'espace n'est pas ce dans quoi nous sommes, l'espace c'est d'abord ce qui est en nous. Nous sommes un fragment d'espace, nous avons nous-mêmes un volume. Et ce volume est creux : l'espace, sous forme de l'air que nous respirons, entre dans notre volume. De même pour ce que nous mangeons, ce que nous entendons. Le monde ne nous est pas seulement extérieur, il est aussi, physiquement, notre intérieur. C'est pour cela que nous souffrons d'un air quand il est pollué : parce qu'il rentre en nous. L'espace n'est donc pas notre "a priori" conceptuel par le quel nous appréhendons l'extérieur, c'est notre participation biologique à l'existence du monde. Evidence totalement rudimentaire une fois qu'elle est comprise, mais presque toujours oubliée. Il est singulièrement frappant que Marcel Dinahet nous impose avec tant de clarté une évidence flagrante : il nous fait faire une expérience de nous-même, qui est une expérience du monde extérieur à nous. Il n'y a pas d'interface entre nous et le monde il y a continuité! Marcel Dinahet ne souhaite pas utiliser cette expérimentation pour nous faire accepter une quelconque idéologie de l'identité du monde, de la nature et de l'homme. Il n'y a pas dans ses travaux de place pour une suspicion panthéiste ou pseudo idéaliste. Il y a  l'affirmation simplissime qui constate que nous avons, ontologiquement, une nature d'être matériel, donc spatial. ( C'est un théme propre à Derrida, commentant Heidegger, et  qui pointe derrière l'existence de l'être là une illusion métaphysique basique, celle de la présence)

Le lien entre la perception du lieu au travers d'un modèle conceptuel, et la sensation du lieu au travers d'un affect physiologique apparaît maintenant de manière plus claire. Lorsque nous sommes dans un site, un endroit, nous devons faire l'effort de sentir et de penser en même temps. Aucun paysage ne doit nous paraître assez "beau" pour que nous ne  puissions nous dispenser de l'étudier aussi avec des concepts. Il n'y a probablement pas de beauté spatiale sans concept. Symétriquement aucun paysage ne doit nous paraître indigne d'être apprécié comme beau et la beauté ne peut pas être exclue de quelque lieu que ce soit.

Nous sommes alors loin des critiques faciles qui reprochent à l'Art contemporain de manquer de valeur et de trouver que tout (sous-entendu n'importe quoi) peut être objet d'Art. Ce que Marcel Dinahet expose, c'est que partout la beauté est susceptible d'apparaître, en même temps que n'importe quel concept. Il nous expose aussi que cela n'implique aucunement un jugement de valeur. Ce qui est beau n'est pas forcément bien, il se trouve simplement que n'importe quel lieu peut être trouvé beau par n'importe quel humain. De ce fait la liberté est totale et la norme paysagère impossible. La raffinerie de Chypre est aussi intéressante que les algues en Ecosse. C'est pour cette raison précise que le terme "beau", souvent mal venu dans les écrits sur l'Art contemporain (Schama, 1995), peut de nouveau être employé sans charge idéologique suspecte

 

 

 

Entre deux eaux, entre sensation et concept, une nouvelle identité?

 

 

 

Dans ses vidéos sur Chypre, dans celle sur Dinard, dans "Flottaisons" Marcel Dinahet filme tantôt à partir d'un caisson flottant, qu'il guide à distance alors que lui même n'est pas dans l'eau, tantôt à partir de sa position de plongeur. Nombre des images obtenues sont comme partagées avec  dans la partie supérieure des plans identifiables, des distances et dans la partie inférieure une sorte de substance opaque, un milieu presqu'épais, sans repères. Entre les deux il y a une membrane, une frontière changeante qui apparaît parfois comme une "couche" , une "strate" sédimentée entre deux mondes. C'est , géométriquement, un plan, physiquement une interface, morphologiquement une surface qui ondule, se plie, s'abaisse, se ride. Matériellement ( dans les vidéos faites à Delme) c'est quelque fois un lieu d'accumulation, où l'écume, les algues flottantes, une certaine charge turbide se mélangent et donnent de l'épaisseur à ce qui pourrait n'etre qu'un film infiniment étroit! C'est exactement l'image (par analogie) de ce que Deleuze(et Guattari, 1980 ) appelle le plan d'immanence dans le quel se forment les concepts. Dans les plis et replis de ce plan se forme le sens. Il y a, là, un rappel du mouvement en tant qu'acte en puissance, avec un ajout, qui est de faire naitre le sens par le fait du mouvement lui même (alors que chez Deleuze on peut regretter que le sens soit plus l’aspect de la forme plissée que le processus du plissement).

 

 

 

Marcel Dinahet propose donc une véritable innovation conceptuelle, qui, explicitement, pense d'un seul regard, la dynamique, l'image et la signification. Les trois sont simultanées, nécessaires et interdépendantes. De ce point de vue il interroge la séparation habituelle entre ce qu'on voit et ce qu'on interprète, séparation (ou filtre culturel) qui est souvent prise comme base (implicite) de la notion de paysage, pour la différencier du "milieu". Pour lui il n'y a pas filtrage possible entre le monde et nous parce que notre appréhension du monde n'est pas médiatisée par une conscience, ni par une représentation, elle est engendrée par le mouvement. On pourrait presque dire que Marcel Dinahet nous demande de voir le monde à la façon dont nous écoutons le rythme d'une musique, et en fermant les yeux….

 

Marcel Dinahet est donc un artiste très conceptuel et très sensuel. Il prend ses spectateurs par leurs certitudes les plus familières et les déstabilise totalement. Il leur assène ensuite une évidence basique : vous êtes des morceaux d'étendue, et vous participez de ce fait à l'espace. Il nous fait flotter entre sensations envahissantes et concepts critiquables. Il nous oblige alors à nous positionner. Nous devons décider de notre place dans l'espace, et donc de notre opinion quant au paysage. Les deux choses sont, en fait équivalentes. Ensuite Marcel Dinahet nous propose quelques amorces d'itinéraires possibles, qui sont, à ma connaissance, assez uniques dans les relations entre  l'Art contemporain et la science.

 

Les travaux de Marcel Dinahet nous communiquent des sensations. Si nous observons attentivement comment ces sensations nous touchent, et ce qu'elles nous disent, nous sommes, encore une fois, obligés d'admettre qu'elles ne sont pas tant dues à l'œuvre exposée, qu'au processus de création de l'œuvre. Dans cette exposition il n'y a pas de sculptures qui voudraient produire un effet de "sublime", un sentiment d'"élévation", une émotion "raffinée". Nous ne sommes pas dans une idéologie de l'émotion romantique face au paysage. Les sensations que Marcel Dinahet nous communique sont celles que lui-même a ressentit quand il travaillait en plongée, elles sont le produit de sa démarche et non pas les qualités propres au lieu même. Nous ne sommes pas touchés par une beauté du lieu, nous sommes physiquement concernés (solidaires) des sensations d'un artiste qu'un lieu intéresse.

Marcel Dinahet nous dit "j'ai trouvé ce lieu beau et j'ai eu envie d'aller y plonger et voici quelles sensations de trouble visuel j'en ai retiré". Marcel Dinahet nous montre ce qu'un lieu lui fait, mais sans nous dire quoi en penser. Un scientifique qui étudie un site (dans le cadre d’une préparation d’étude d’impact, par exemple) est exactement dans le même cas : ce qu’il trouve ne préjuge en rien de ce que les aménageurs feront (ou ne feront) pas sur le site…

 

 

 

Les vidéos sont alors la narration d'une sorte de temps physiologique, toujours vécu sur le mode du temps réel, de la sensation immédiate, donc sans passé. On se rapproche alors de la notion de pure "dépense" que Bataille a explorée. C'est pour cela que les travaux de Marcel Dinahet ne se situent pas dans une histoire de la sculpture, ni dans une suite du Land Art.  Ces travaux sont toujours présents à eux-mêmes et à nous. Ils n'ont rien d'intemporels ou de transcendant. Ils sont, au contraire, très dépendants du temps météorologique. Mais ils n'ont que faire de l'histoire et des conceptions historiques de la durée. En un sens ils ressemblent au type de temporalité qui accompagne les travaux de terrain des géographes en train d’étudier la géomorphologie d’un site ( Regnauld, 1998). L'appréhension physiologique de la narration plastique comme présent pose en effet la question du partage de la sensation entre l'artiste et le scientifique. Ici le spectateur passe par toutes les sensations successives de l'artiste en train de créer. La matérialité de l'œuvre d'art a été mise en cause, parce que, finalement, l'œuvre importe moins que les conditions de sa création. On peut toujours fabriquer un objet et demander pour lui le statut d'objet d'art.  Ce que Marcel Dinahet revendique lui, c'est le partage de l'itinéraire matériel qui mène à la création, et il semble mettre sur le même plan création scientifique de savoir et création plastique d’oeuvre. Il nous emmène avec lui. Il refuse l'étanchéité des mondes "artistes" et des mondes "non artistes". Cela ne signifie pas nécessairement que chacun puisse être artiste (et pas plus un scientifique qu’un autre…). Cela signifie plutôt qu'il n'y a pas de différence de nature entre l'artiste et le spectateur. Pour lui, nous participons tous du même espace et nous pouvons tous le penser et le ressentir avec intérêt.

 

Une telle conception du  travail plastique pourrait passer pour un subjectivisme rigoureux. L'espace serait ce dans quoi  les paysages seraient réduits à des conceptions individuelles, mises en commun. Mais Marcel Dinahet a bien pris soin de nous demander d'abord de nous défier de nos appréhensions habituelles de l'espace et du paysage. C'est sans doute pour contrevenir à trop de subjectivité, qui risque toujours de tomber dans le chauvinisme local, que Marcel Dinahet a placé sa démarche dans l'ordre de la distance, de l'écart, de l'image et peut être même du virtuel. Il nous demande alors de penser l'espace que nous ressentons, mais … de loin, sans nous y perdre et sans le prendre au sérieux. L'espace passe, comme n'importe quel fleuve, et n'a pas réellement de valeur. C'est le fait qu'il coule qui est important. Marcel Dinahet nous demande de prendre une position dans l'espace qui soit exactement à la convergence du concept et du sensible et qui se défie également des deux. Là il souhaite que nous rencontrions le plaisir de la recherche, quelle qu’elle soit.   

 

 

Bibliographie:

 

Abensour D., Huitorel J.M., Risterucci P., 2001 : Marcel Dinahet, Périples, éditions Le Quartier, Quimper, 1-73.

 

Aristote , (édition 2000, par Pellegrin P.) : Physique , GF Flammarion, 1-476.

 

Bataille G., (édition 1967), La Part Maudite, Editions de Minuit, 1-231.

 

Deleuze G., Guattari F., 1980 : Mille Plateaux, Editions de Minuit, 1-645.

 

Derrida J., 1972 : Marges de la philosophie, Editions de Minuit, 1-396.

 

Huitorel J.M., 1994 : Marcel Dinahet, sculptures pour un temps. Art Press, 190 : 50-53.

 

Parfait F., 2001 : Vidéo, un art contemporain. Editions du Regard : 1-367.

 

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